Retour : Au-dessus des toits rouges

EXTRAITS DU ROMAN

AU-DESSUS DES TOITS ROUGES de François HUBÉ

 

Extrait n° 1 :

Zaxelberg regardait maintenant Charlène Freiland de manière oblique et appuyée avec empathie. Elle lui donna l’image d’une jeune femme vive et indépendante qui ne capitulait devant rien. Au contraire de lui, qui avait tendance à temporiser et à procrastiner, émanait d’elle une vision d’avenir qu’elle était prête à offrir.

Elle s’était vue dans la ligne de mire de son collègue, exactement comme le ferait un voyeur avec des intentions insoupçonnées, mais s’ingéniant à une indiscrétion qui ne lui était pas coutumière. Se sentant épiée, dévisagée, elle se tendit instinctivement. La tension agissait physiquement sur elle. Elle s’était raidie quelque peu. Il lisait maintenant de la déception dans son regard sans raisons évidentes, et resta un moment contrit de la voir ainsi submergée par une préoccupation irraisonnée. Mais il la voyait toujours douce, pleine de sagesse, belle aussi, ce qui pouvait être un handicap discriminatoire dans cette société des hommes qu’elle ne cessait de combattre pour s’y faire une place, ce qui faisait d’ailleurs l’essentiel de sa façon de vivre. Dans l'idée qu'à présent il se faisait d'elle, il en convenait sans réticence du fait qu’elle avait dû rencontrer des écueils, certainement beaucoup dans l’affirmation de soi, parmi les hommes qu’elle fréquentait. Son jugement devait être sans recours sur eux, car elle croyait fermement qu'il n'y en avait pas un qui serait supérieur à un autre, tellement il lui était naturel de faire comme si cela allait de soi dans le meilleur des mondes. Elle devait essayer, sans conteste, autant que possible avec ses propres forces, de se construire, tenter de construire l’histoire de sa vie, sa propre histoire qu’elle voudrait comme une puissante force d’attraction sur les autres. Il devait certainement lui arriver de méditer, d’exprimer quelque chose au-delà d’elle-même, mais elle ne trouvait pas les mots pour formuler ses vœux les plus chers, même en utilisant la prière, balbutiant dans son fort intérieur des choses hétéroclites qui n’avaient pas de sens construit, se rappelant seulement que la prière ne devient pas des mots, comme l’affirmait l’écrivain japonais Oe Kenzaburö : les mots de la littérature ne peuvent pas devenir les mots de la prière. Elle devait en tirer, néanmoins dans ces moments-là, toujours une grande exaltation de ses prières, sans jamais penser à Dieu, car Dieu, elle n'y croyait pas vraiment, le voyant quelque part loin d'elle, dans une autre dimension, inaccessible, inatteignable.

Extrait n° 2 :

Le jour fatidique de l’adjudication arriva plus vite que Charlène Freiland ne l’avait escompté. En rez-de-jardin, donnant sur un petit parc arboricole du Palais Farnèse où l’ombre se disputait chaque mètre carré de terre et de gazon avec l’âpreté d’un soleil brûlant en cette saison estivale, la salle des enchères, située à côté des services techniques dans le prolongement du bureau de l’attachée culturelle Anna Marialicia Hamer, bruissait comme une ruche endiablée dans une atmosphère électrique. Des gens nerveux se côtoyaient, se saluaient, se complimentaient, avec dans leur regard un brin d’agressivité, car personne ne savait qui voudrait quoi pour cette rentrée littéraire, et, bien que la climatisation produisait une agréable sensation de bien-être, Zaxelberg parut soucieux sur le déroulement attendu des opérations de la vente, car lui aussi considérait le manuscrit d’Alexander Esbach le plus apte à faire son bonheur. Son air compassé attira sur lui l’attention de Charlène Freiland. La perspective que le coup de l’ambassade, fomenté à la sauvette, raterait, commençait à lui peser. Sa tête lui paraissait lourde d’un poids dont il aurait aimé se déprendre. Tout son corps accusait une charge qu’il supportait avec difficulté. Ses épaules le tiraillaient. Ses cervicales le faisaient maintenant souffrir. Un nœud nouait son estomac. A peine avait-t-il pu lestement s’asseoir, au second rang dans la salle des ventes, à côté de Charlène Freiland qui lui lançait un regard de compassion, tentant d’esquisser à son intention un sourire de convenance pour tenir lieu d’empathie, que l'attente continuait de le miner. Mon Dieu, que le temps lui parut long jusqu’à l’ouverture des enchères par la commissaire de la vente !

L’effervescence habituelle attachée à ce genre de manifestation était tombée en sourdine lorsque l’attachée culturelle Anna Marialicia Hamer prit la parole devant l’assistance, en préambule de la vente proprement dite. Saluant l’assemblée, composée en majorité d’éditeurs ayant pignon sur rue, tels que Fallimart, Brasset, Le Pol du Cygne, Damarion, Flont, et bien d’autres entreprises éditrices de livres et de revues littéraires dont les raisons sociales étaient plus confidentielles, elle se félicita que cette rentrée littéraire proposait quelques pépites qu’il serait outrageant de ne pas exploiter sur les tables des librairies. Elle s’était réjouie, à titre personnel, d’une rentrée en hausse, par rapport à l’année précédente, du nombre de livres d’auteurs francophones, notamment de primo-romanciers qui avaient donné, depuis deux années maintenant, une production variée, ambitieuse sur le plan fictionnel et très alléchante du point de vue intellectuel.

Extrait n° 3 :

Elle rougit, les nerfs à fleur de peau. Alexbach pressentit un infime relâchement dans lattitude de sa chef. Il saisit l’occasion pour davantage plaider sa bonne foi. Le moment était enfin venu, pensa-t-il, denfoncer plus avant ses arguments dans limpasse où il avait mené Séraphine du Pontmarsant. Il eut limpression que sa liberté dexpression commençait à lagacer et à la froisser de plus fort. Elle avait une sainte horreur de se voir mise en difficulté par ses subordonnés, exigeant de ceux-là un devoir de réserve exagérément scrupuleux, abusivement déférent envers son autorité. Elle avait maintenant un visage fermé, opaque, vicieux, hostile, carnassier. Ses joues étaient pâles, presque talées. Alexbach avait perçu, pour lors, quil émanait delle comme une aura de négligence. Elle était dévorante, sortant ses griffes et ses dents avec un appétit dogre. Il en appela à Minerve, déesse de la raison, mais rien ny fit dans linstant, et il dut se résoudre à continuer son duel avec elle.

Maintenant, lisant quelque rapport sur lui, tiré dun dossier que sa secrétaire lui avait remis, elle tourna autour des caractéristiques de sa personnalité, cherchant un processus daccusation quelle ne détenait pas encore : son milieu, sa carrière, ses manières de penser, décrire, de travailler, son comportement, ses fréquentations, même celles ressortant de sa vie privée étaient mises en balance. Enfin, tout ce qui était potentiellement qualifiable juridiquement lui viendrait au secours pour quil soit un bon suspect à ses yeux, pour quil soit un coupable idéal.

Pour la contrer, Alexbach remit en question son argumentation première, en sattachant à retrouver le véritable sens caché de laction de Séraphine du Pontmarsant. Cela n’était pas une mince affaire, car il lui fallait suivre le contresens des accusations sur le terrain même où elles prospéraient, en déqualifiant leurs contenus pour autrement les qualifier. Il réfléchissait à cent à lheure pour repérer les erreurs, les approximations les plus infimes. Les critiques, il devait les mettre en pièces, montrer leurs avatars, mesurer leur faiblesse, en essayant de détruire leur élaboration dès quelles fusaient à ses oreilles. Voilà, nétait-ce pas la preuve dun dossier monté et inventé de toutes pièces contre lui, cet empilage de documents, de feuilles manuscrites, de pages dactylographiées, dont il navait pas eu connaissance au préalable, au mépris du principe du contradictoire qui veut que tout document versé au dossier personnel ait été communiqué à l'intéressé ? Il notait qu’elle bafouait allègrement le droit de la défense dans un intérêt partisan pour faire triompher sa version des choses, ce qu'il lui dit avec véhémence.